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Titre : Mens fervida in corpore lacertoso
Auteur :
annaoz
Une demande de :
drakys
Fandom : Soulcabur
Persos/couples : Siegfried Schtauffen, Raphael Sorel (et futur Siegfried/Raphael), Frederick & Margaret Schtauffen, toute la famille Alexandra + persos réels détournés
Rating : PG pour cette partie
Disclaimer : à NAMCO
Nombre de mots : 7030 pour cette partie
Notes : UA Jeux Olympiques, parce que, oui, quand le prompt demande "quelque chose sur le "triangle" Siegfried, Raphael et Amy en tant que "famille". Fonctionnelle ou non.", c'est évidemment exactement ça que Drakys désirait... *hum*
Bref ! C'est long, décomposé en quatre parties distinctes, avec plein de name dropping de sportifs de l'époque et d'enjeux politiques divers, ça sera potentiellement proche du prompt quand j'aurai réussi à caser Amy et les parties futures seront pleines de slash assumé. Abus évident de wiki mon ami et beta pas du tout objective de SweetChildO'Mine pour la première partie (après, pouvait plus !) donc les fautes sont miennes mais ne demandent qu'à être corrigées.
Le titre est une citation de Pierre de Coubertin (Un esprit ardent dans un corps musclé) adaptation du célèbre "Mens sana in corpore sano" de Juvénal (Un esprit sain dans un corps sain).
Il n’a jamais quitté l’Allemagne.
A onze ans, lui, Siegfried Schtauffen, fils de Frederick et Margaret, n’est jamais sorti une seule fois des limites de l’Empire.
Il s’y est pourtant préparé depuis tout gamin, sa mère, francophile, lui imposant tout au long de l’enfance une quantité astronomique de précepteurs français - dont un, issu de la région de Marseille, qui n’avait même pas eu le temps de défaire ses bagages quand elle avait entendu le terrible accent avec lequel il ponctuait tous ses mots - qui avaient pour mission de faire de lui un modèle d’éducation bourgeoise.
Il a appris avec chacun suffisamment de latin et grec ancien pour lire les auteurs classiques dans le texte et a grappillé ça et là un peu d’anglais et d’italien. Le français, il le parle parfaitement, faisant rouler seulement quelques consonnes occasionnelles pour le bonheur de mettre un peu de vigueur dans cette langue qu’il honnit, résultat de lectures répétées du René de Chateaubriand imposées par sa mère qui lui ont fait haïr et l’auteur et la préciosité pédante du romantisme et, surtout, ce satané langage.
Heureusement, il trouve en Frederick un allié quand il s’agit de développer sa passion véritable qui le pousse depuis qu’il est en âge de marcher seul à se tourner vers tous les jeux de combat.
La confrontation entre ses deux parents avait été sincère et acharnée lorsqu’il avait fallu déterminer ce qui comptait le plus dans l’éducation de leur fils, un corps sain ou un esprit sain, et ni son père, ni sa mère, n’avaient voulu faire de concession qui desservirait un apprentissage pour l’autre. Il avait donc le plaisir de s'entraîner quotidiennement à la lutte gréco-romaine pour le déplaisir d’heures entières enfermé avec un Bossuet ou un Ronsard qui n’évoquaient qu’ennui chez un garçon à l’aube seulement de l’adolescence.
Pourtant, c’est parce qu’il a su ménager l’un et l’autre que son père avait jugé qu’il méritait bien une récompense et que sa mère n’avait eu aucune raison de s’y opposer : ainsi, il accompagnerait Frederick en voyage.
D’abord, il ignore la destination choisie par son père - celui-ci s’absente régulièrement pour des affaires de brevets et de contrats qui l’emmènent aussi bien à Paris qu’à Milan ou Londres - mais sait qu’ils seront en déplacement pendant plus de deux semaines et, ô joie, qu’ils seront sans sa mère.
Il essaie de cacher son enthousiasme au début, il a trop peur qu’elle ne décide finalement qu’il est trop jeune pour une telle expérience, mais elle n’est pas si sévère avec lui que pour lui refuser ce qu’elle sait être une étape importante de sa vie d’enfant : il doit chérir chaque instant qui le rapproche de son père, c’est ainsi, sans doute, qu’il tracera sa route de futur homme.
C’est même Margaret qui lui annonce le lieu final de leur séjour : Athènes.
Là, elle regarde son fils traverser tout le champ de couleurs des émotions en un instant où il passe de la surprise à l’interrogation puis à la réalisation et enfin l'exaltation totale quand il comprend : les Jeux Olympiques, il va aller aux Jeux Olympiques !
Elle lui ouvre les bras pour qu’il s’y précipite, bredouillant, les yeux embrumés de larmes, redevenu à la grâce d’une pensée le tout petit garçon, adorable tête blonde aux cheveux trop soyeux pour être ceux d’un fils, qu’elle avait tant serré contre elle avant que Frederick ne l’intime à cesser ses mièvreries : Siegfried prendrait un jour la direction de la firme, il fallait en faire un parfait petit homme.
“Ton père a même promis qu’il te présentera à ce Schuhmann que tu aimes tant...”
Elle n’a pas l’occasion de terminer sa phrase, son fils, son fier Siegfried, déjà assez grand et fort pour la renverser de toute sa taille si elle n’était pas calée au fond d’un solide fauteuil, pleure à chaudes larmes et lui bafouille des mercis mouillés qu’elle essaie à grande peine de ne pas mêler à ses pleurs à elle : rien que cet instant efface toute la rigueur de façade qu’elle a dû s’imposer pendant des années.
Le soir, dans son lit, Siegfried brûle d’une fièvre débridée : il va aux Jeux Olympiques, il va aux Jeux Olympiques !
La vérité suivante lui semble plus folle encore et il doit se pincer la cuisse pour calmer le tremblement de ses jambes : il va rencontrer Carl, Carl Schuhmann, son Carl Schuhmann !
Il se tourne et se retourne, cherche de la paume de la main les gravures sportives qu’il a caché sous son oreiller avant de se coucher, résiste à l’envie d’allumer sa lampe à pétrole pour dévorer de ses yeux les images qu’il collectionne de son idole. Il n’en a de toute façon nul besoin, il connaît par coeur chaque dessin, chaque mot de chaque brochure, qui font de Carl Schuhmann le sportif amateur le plus accompli de tout l’Empire germanique et son héros absolu.
Il possède même dans sa collection une photographie prise lors d’une démonstration d’haltérophilie mais ne l’aime pas autant que certaines de ses gravures, la qualité est mauvaise et le rendu ne fait pas justice au Carl qu’il imagine, ses moustaches lui mangent la moitié du visage et ses muscles semblent à peine se montrer sous le tricot de corps.
Il n’empêche que là, à Athènes, il va avoir l’occasion de voir Carl en action, il sait qu’il se présente dans ses quatre disciplines de prédilection et qu’il y aura autant d’épreuves que d’occasions de médailles.
Tout de même, il n’en revient toujours pas, les Jeux Olympiques, les premiers depuis l’ère antique, il en oublierait presque son aversion pour tout ce qui provient de France pour dresser un autel particulier à ce Pierre de Coubertin qui a eu la grandiose initiative de relancer cette fête du sport.
Presque, seulement, parce qu’il est tard et qu’il trouve enfin le sommeil.
Le lendemain et tous les jours suivants, il néglige totalement ses leçons, s’attarde peu aux repas, passe un temps minimum à ses ablutions : il ne vit plus, ne respire plus que pour les Jeux.
Il a une carte dépliée en permanence sur le sol de sa chambre où il trace le trajet qui le sépare d’Athènes, ça semble si loin qu’il se met une fois à pieds joints dessus : du talon à la pointe de sa chaussure, il y est.
Ça prendra quand même plus de temps pour rejoindre la Grèce, ça lui semble durer des éternités depuis le matin où sa mère l’a embrassé sur le quai de la gare et l’arrivée en Attique.
Il est bien conscient qu’il aurait dû se gorger des paysages traversés mais ne retient rien de notable de l’Autriche-Hongrie ou la Serbie, il passe plus de temps à explorer les wagons de son train à la recherche de participants aux Jeux - et peut-être à déjà se lier d’amitié avec la délégation allemande - mais ne rencontre que quelques voyageurs possédant eux aussi le fameux sésame pour la cérémonie d’ouverture.
Parmi ceux-ci, aucun n’est aussi jeune que lui et il se désintéresse assez vite des humains pour se replonger dans ses lectures de brochures sportives et rêvasser, bercé par le ronflement de la locomotive à vapeur.
Ils sont à Athènes deux jours avant le début des Jeux et là, il ouvre enfin les yeux. Chaque rue, chaque bâtiment, boutique, café, porte un rappel des Jeux, en tout lieu, il peut voir des banderoles de toutes les couleurs, des fleurs, des étendards siglés des initiales grecques des Jeux, des O.A. absolument partout.
Il serre fort la main de son père, heureux comme il lui semble qu’il n’a jamais été.
Frederick Schtauffen se débarrasse pourtant assez vite de son grand garçon au profit de ses innombrables rendez-vous d’affaires. De cela, Siegfried avait été mis en garde par sa mère : “Ton père devra travailler, il se peut que tu doives te débrouiller seul quelques fois.”
Il est cependant surpris que ce soit aussi rapidement.
En fait, dès l’instant où il le présente à Achelous et Niké Alexandra, la famille de boulangers dans laquelle ils louent une chambre - tous les hôtels sont complets depuis des mois, la plupart des touristes s'accommodent donc d’un séjour chez l’habitant - il l’abandonne en lui promettant qu’ils se reverront au repas du soir.
Les Alexandra ont trois enfants : deux filles et un garçon.
Sophitia, l'aînée, a deux ans de plus que lui et, même s’il lui déplaît de l’admettre, aux yeux de tous les garçons de sa connaissance, elle passerait pour très jolie, blonde et pâle là où les jeunes filles grecques croisées sur la route ont toutes affiché la même peau matte et la même tignasse foncée.
Sa soeur cadette, Cassandra, est blonde également mais la ressemblance s’arrête là. C’est une horrible garçonne de neuf ans, à la coupe courte et aux genoux mangés de croûtes, signe certainement d’une grande maladresse ou d’une bête intrépidité pour afficher autant de blessures. Il décide immédiatement qu’il la déteste.
Lucius est le bébé, trop jeune pour quitter les jupes de sa mère ou pour que Siegfried ne lui témoigne le moindre intérêt.
Il réalise tout de suite que ça va être difficile de se faire comprendre des parents, le père ne parle que le grec moderne dont lui n’a aucune notion et la mère baragouine un babil mélangé d’italien et d’anglais - ”You beautiful boy, tua mamma proud !” - mais il n’a peut-être pas besoin de leur adresser réellement la parole tant que les filles s’expriment plus aisément que leurs parents.
Heureusement pour lui, c’est le cas, Sophitia particulièrement se débrouille mieux que lui en italien et connaît un peu de français. La gamine par contre est du dernier vulgaire et se plante devant lui pour lui siffler un Kacke auquel sa soeur a au moins la grâce de rougir vivement.
Il est décidé que les filles vont le familiariser avec la ville avant le début des Jeux afin qu’il ne soit pas perdu s’il devait par hasard s’éloigner de son père. L’idée est bonne mais il ne veut rien d’autre que débusquer l’endroit où loge la délégation allemande et réfléchit donc à la possibilité de fausser compagnie aux soeurs Alexandra à la première occasion.
La première occasion n’arrive ni ce jour-là, ni le suivant, et au bout de deux journées passées dans le dédale des petites rues du quartier de Pláka, il commence à goûter sans se forcer la présence des deux filles.
Ils grimpent tous les trois jusqu’à l’Acropole pour y boire un jus de raisins rendu tiédasse par la chaleur de la fin d’après-midi de ce 5 avril 1896, veille du début des Jeux, et Siegfried regrette presque de devoir retrouver sa place de fils de bonne famille auprès de son père dès le lendemain.
Le soir, dans la salle à manger des Alexandra, il goûte au vin blanc résiné que son père lui tend, se retient de le recracher pour éviter de le décevoir. Et pour éviter aussi de voir la gamine se moquer une nouvelle fois de lui.
Il se couche tôt et s’endort sur ses gravures préférées, pas le moins du monde dérangé par les ronflements de son père et les pleurs de bébé Lucius à côté.
Le lendemain matin, Achelous leur sert, à son père et à lui, un pain de Pâques doré, parsemé de grains de sésame, dans lequel ont été posé trois oeufs durs teints en rouge. Il s’en découpe une large part pour accompagner le petit café fort et très sucré du matin et veut en donner un morceau à Lucius qui babille sur sa chaise mais Niké repousse gentiment sa main : “No Easter for us, only voi and tuo padre.”
Il apprendra plus tard d’une Cassandra très bougonne qu’ils ne partagent pas le même calendrier, Pâques n’arrivera pour eux que dans une quinzaine de jours.
“C’est stupide !” s’écrie-t-il.
“C’est toi qu’es stupide !” rétorque-t-elle.
Ils se mettent en route pour le stade panathénaïque où se déroule l’ouverture et la plupart des épreuves des Jeux, sont séparés par la foule, se retrouvent à l’entrée de leur tribune et ne se lâchent plus d’un pouce dans la ferveur des spectateurs. Siegfried sent monter en lui une clameur sauvage en entendant les cris tout autour de lui et crie à son tour le plus fort qu’il peut. Il ne s’est jamais senti plus libre qu’aujourd’hui.
Ensuite, tout se mélange devant ses yeux, les courses s’enchaînent, puis le disque et le triple saut, Siegfried devine quand des athlètes grecs entrent en piste aux hurlements de la population présente, soutient de son côté les quelques représentants allemands - toujours pas de Carl - mais se laisse surtout aller à la joie d’être là, de faire partie à onze ans d’un peu de la grande histoire du monde.
Son père s’en va et s’en revient tout au long de la journée, lui présente des tas de gens qu’il salue poliment, certains plus importants que d’autres au vu des manières affairées de Frederick Schtauffen. La firme de son père est encore fragile, Siegfried le sait, et même s’il peut clamer fièrement qu’il est le fils du S de BASF, il ignore si la renommée de l’usine en partie Schtauffen a traversé les frontières.
Le soir, après les dernières épreuves, il est plein d’images et de sons, la gorge enrouée d’avoir hurlé des vivas depuis le midi et saoulé par le soleil qui a tapé dur pour lui qui n’a pas quitté sa place un seul instant, il s’écroule sur son lit après une toilette plus que sommaire.
Il dort jusqu’au matin sans broncher et même le matin, il dort encore pendant de longues heures, si bien, si chaud, si heureux sous ses draps.
C’est Sophitia qui l’éveille d’une main légère, l’air sage et grave.
“Siegfried, il est l’heure, les Jeux sont commencés...”
L’heure, quelle heure ?
Le soleil est déjà haut dans le ciel, la matinée doit être fort avancée, voire déjà passée, il saute hors de son lit dans son pyjama rayé et se précipite vers l’horloge de l’entrée.
“Il est onze heures.” bégaille-t-il à Sophitia qui l’a suivi jusqu’en bas.
“Il est onze heures.” répète-t-il encore à lui-même, à Achelous qui sort de son atelier, à Niké qui berce Lucius dans ses bras.
“Il est onze heures... l’haltérophilie, c’est...”
“C’est trop tard pour ça...” le coupe Cassandra, “...viens voir l’escrime avec nous, on va bien s’amuser !”
Il a envie de pleurer, la première occasion de voir enfin en chair et en os son cher Carl Schuhmann et il la loupe bêtement, parce qu’il a trop dormi et que son père...
“Mon père, il est...”
“Tuo papa molto molto work.” répond Niké.
A présent, il a encore envie de pleurer, certes, mais de rage... son père savait pourtant combien ça comptait pour lui d’être aux Jeux aujourd’hui, il savait et il a préféré le laisser dormir, sans doute pour pouvoir s’éclipser plus facilement !
Il a les dents et les poings serrés quand il remonte dans sa chambre pour se changer en quatrième vitesse : qu’importe, il ira au stade quand même, ce n’est peut-être pas fini, peut-être que les allemands passent les derniers et qu’il a encore une chance, juste une chance de les voir.
Il n’écoute pas les filles Alexandra quand il s’en va en courant en direction du stade, il bouscule des hommes et des femmes en habits qui font la file jusque dans la rue principale d’Athènes, se faufilant entre eux à bout de souffle sans savoir exactement s’il est réellement près ou loin de l’entrée, un peu déboussolé par son coeur qui bat la chamade et le besoin intense de sangloter qui le reprend : c’est stupide, il est un Schtauffen, il peut, il doit s’imposer, demander à tous ces gens de s’écarter pour qu’il accède lui aussi aux Jeux du jour.
Il se pousse, les pousse tous autant qu’il peut pour gagner quelques centimètres, jure dans toutes les langues qui lui montent à la bouche... rien n’y fait, la foule semble comme vissée au sol. Alors, il interroge son voisin, puis le voisin de son voisin et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il tombe sur un monsieur âgé parlant suffisamment bien allemand.
“On a vendu trop de billets pour le stade, petit, c’est pour ça que ça n’avance pas... ils ont dit à l’entrée qu’il faudrait attendre la fin de la compétition du matin, ils vont faire sortir le public à la pause déjeuner pour donner une chance aux nouveaux arrivants de voir un bout des Jeux.”
Siegried se sent pâlir depuis la pointe des orteils jusqu’au haut des sourcils.
“Moi, c’est maintenant que je veux entrer, j’ai mes billets pour toute la semaine !”
Le vieil homme rigole doucement, lui passe la main dans les cheveux si vite que Siegfried n’a pas le temps de protester.
“Ah, la jeunesse, ça n’a jamais le temps de prendre le temps... toi, tu veux entrer et moi, je veux m’asseoir mais nous sommes condamnés, mes vieilles jambes et toi, à patienter sous ce beau soleil, gamin.”
Il va répondre une insulte qui lui chatouille la langue mais s’interrompt en sentant une brise dans son cou : c’est Cassandra qui s’amuse à souffler dans les mèches collées à sa nuque.
Il se retourne, donne à son visage un masque sévère afin que la mijaurée comprenne combien elle l’agace à le suivre partout. Elle rit.
“Fais pas cette tête-là, je t’ai bien dit que c’était trop tard pour tes gros musclés ! Viens au Zappéion avec nous... l’escrime, c’est fameusement mieux à regarder !”
Il ne veut en aucun cas laisser croire à Cassandra qu’il considère sa suggestion comme suffisante pour lui faire oublier son amère déception du jour mais Sophitia se tient derrière sa soeur avec un regard presque suppliant et il n’a vraiment rien à reprocher à l’aînée des Alexandra... et puis, il aime assez l’idée de voir en vrai des combats d’épée. A part dans les textes de Dumas dont raffolait un de ses précepteurs, il n’a aucune connaissance de ce sport-là.
“Ça m’étonnerait que ce soit aussi intéressant...” commence-t-il, juste pour que la gamine saisisse que ce n’est que par dépit qu’il accepte de la suivre, “...mais ce n’est pas comme si j’avais des masses de choix.”
“Tu ne diras plus ça ce soir, même, tu me remercieras à genoux !”
Il rumine entre ses dents que la petite sotte a le triomphe facile mais se retient de le dire à voix haute, Sophitia lui fait encore le coup du regard doux et elle est plutôt jolie à regarder dans la foule des gens suant sous le soleil de midi, elle est comme rafraîchissante pour les yeux, avec sa blondeur et ses joues veloutées - elles ont l’air veloutées en tout cas, il ne s’est jamais permis de les toucher.
Ils s’extirpent avec un peu de peine de la file de visiteurs malchanceux et vont à pieds jusqu’au jardin national où se trouve ce grand bâtiment à colonnes que Cassandra appelle le Zappéion.
La foule est à peine moins importante qu’aux alentours du stade mais les soeurs Alexandra prétendent qu’ils n’auront aucun problème pour passer, et, en effet, Sophitia se présente à un des gardiens de l’entrée principale qui les poussent à l’intérieur sans même demander à voir leurs tickets.
La différence de température avec l’extérieur le surprend en premier, il fait frais dans le Zappéion, les hauts murs en stuc blanc paraissent repousser la chaleur du dehors et il se dit que, tant qu’à s’ennuyer jusqu’au soir, autant que ce soit ici qu’à cuire devant le stade.
Il veut se donner un air détaché, continuer dans sa prétention initiale qu’il n’a aucune intention de prendre du plaisir dans son changement de plan mais les deux soeurs semblent comme hystériques - même la sage Sophitia - et Cassandra lui empoigne la main pour le tirer vers le premier rang devant lequel passe la dernière délégation d’escrimeurs.
Il en déduit que les combats n’ont pas encore débuté et, secrètement, commence à sentir poindre un début d’anticipation en lui : peut-être qu’il va effectivement bien s’amuser.
“D’abord, c’est les amateurs mais, après, tu vas voir le plus grand maître d’armes du mooonde !” s’exclame Cassandra à côté de lui.
“Je suppose qu’il est grec...”
“Ah ah, tous les dieux sont grecs, gros bêta, tout le monde est grec ici !”
“Il y a aussi des Français...” précise Sophitia.
“Oui, c’est vrai, des petits français laids comme des boucs, et aussi un Autrichien bête à manger du foin... tu devrais aimer ça, c’est ton voisin !”
La peste essayait de l’énerver, c’était trop évident pour qu’il tombe dans son piège, il ne comprenait pas trop pourquoi elle se donnait tant de mal, il n’avait de son côté pas la moindre envie d’entretenir son débit de niaiseries en entrant dans son jeu.
Pourtant, elle arrivait à titiller son besoin de lui rabattre le caquet en beauté, juste pour s’amuser un peu, juste parce que la gamine était de trop quand il aurait simplement voulu regarder le spectacle épaule contre épaule avec Sophitia.
“Les Français aussi sont mes voisins. Je parie qu’ils peuvent battre tous tes Grecs.” lâche-t-il négligemment.
Cassandra découvre des dents de hyène, plante ses ongles dans la paume de sa main : “Pari tenu !”
Il se dégage des griffes de la petite d’un air un peu dégoûté ; il espère que les Français ne sont pas trop mauvais, ça l’embêterait vraiment de perdre contre la gamine.
Il se trouve que, heureusement pour lui, les Français sont très forts et il se met vite à crier à chaque point de touche remporté contre les Grecs en donnant des coups de coude à Cassandra dont la mine se défait un petit peu.
Les deux filles font quand même bonne figure et s’amusent autant que lui, même Sophitia commence à s’emporter, bras levés au ciel et hululements de chouette, dès qu’un Grec ou l’autre - ils se ressemblent tous avec leurs masques - remonte un peu aux points.
Deux Français en particulier se détachent de la compétition, ils remportent chacun à leur tour tous les assauts de leurs groupes respectifs et Siegfried est impatient de les voir s’affronter. Il ne retient que leurs prénoms, Raphael et Eugène - plus faciles à l’oreille que ceux des Grecs, Periklis machin et Athanasios bidule - et s’enthousiasme un peu plus pour le premier que pour le second : il est plus jeune, plus athlétique... et puis, il est blond, c’est un peu comme s’il se voyait en lui, le fleuret à la main, à se défaire de tous ces sacrés Grecs, un par un, avec un panache et une fougue qu’il n’avait lu avant ça que dans ses livres.
“Wooh, le Français, il est beau !” s’écrie Cassandra.
Et c’est vrai, en plus, il est beau... ça surprend Siegfried à chaque fois que Raphael enlève et remet son masque, il est beau aussi comme dans un livre.
“Il va gagner, il est trop fort... ” murmure-t-il pour lui-même.
Il sourit si fort qu’il a l’impression que son visage va se fendre en deux, fier comme un paon d’avoir choisi à l’avance son vainqueur et sûr, si sûr de son triomphe. Il a applaudi à chacune des touches mais là, il voudrait exulter, hurler des encouragements et battre des mains comme un fou, juste pour que l’escrimeur le regarde une fois seulement et comprenne qu’il est son plus grand admirateur !
Il aimerait faire tout ça mais n’ose pas, comme pétrifié par la timidité quand Raphael passe devant eux au premier rang à l’instant où il va se positionner pour la finale.
A la place, il le dévore des yeux, entend à peine le juge annoncer avec sa voix de stentor que le dernier assaut opposera Eugène-Henri Gravelotte à Raphael Sorel.
Il ne respire plus quand Raphael rajuste son plastron, relève son masque et salue son adversaire avec son fleuret.
Le combat commence, les coups sont vifs, la posture est agile, Raphael esquive comme un danseur chaque tentative de l’autre Français. Puis la première touche vient du côté de Raphael, rapide comme une piqûre d’insecte et la deuxième immédiatement après.
Siegfried explose de joie à l’intérieur, tout semble s’illuminer.
Et tout s’éteint, comme plongé dans un trou noir.
“Siegfried, Siegfried, réveille-toi...”
Une main douce sur lui caresse sa joue. Maman ? Maman, non, il ne veut pas se lever tout de suite, il veut rester encore un peu encore un peu...
”T’es trop gentille avec lui, faut le secouer, ce crétin !”
Non, pas maman... il est en Grèce, il est aux Jeux Olympiques !
“Ah, regarde, il ouvre les yeux... “
Les deux soeurs Alexandra sont penchées au-dessus de lui et, à côté d’elles, tout un tas de gens curieux forment un cercle qui pousse un petit soupir de soulagement. Seule Cassandra tire une tête pas possible, elle lui donne même un petit coup de pied dans l’épaule avant qu’il ne se relève.
“J”ai...” Qu’est-ce qui s’est passé ? “J’ai... dormi... ?”
“Mais non, idiot, tu t’es évanoui comme une fille ! Et maintenant, on a tout loupé à cause de toi !”
Il se souvient alors du combat engagé, Raphael contre Gravelotte, Raphael menant aux points et...
“Le combat est fini ?”
“Oui ! Et on a tout raté !”
Mais, mais...
“Tout raté ? Mais pourquoi...”
“On ne pouvait pas te laisser sur le sol, tu nous as fait peur...” répond Sophitia à la place de sa soeur.
“Moi j’ai pas eu peur, ils auraient pu tous te marcher dessus que je les aurais laissé faire ! Et d’abord, qu’est-ce qui t’a pris de t’effondrer comme ça ? T’as vu une souris ?”
La voix de Cassandra est encore une fois moqueuse mais son regard semble sincèrement curieux... s’il savait simplement quoi lui répondre ? Pourquoi il s’est évanoui, il n’en sait fichtre rien, il se rappelle juste de l’émotion intense qui l’a envahi quand il a vu Raphael en bonne voie d’emporter la victoire.
Et justement...
“Raphael a gagné ?”
“C’est, euh, lequel des deux ?” demande Sophitia.
“Le...” plus beau des deux “Le plus jeune des deux.”
“Le blond ?”
Siegfried acquiesce, la gorge trop nouée pour répondre. Un pressentiment malheureux le submerge lentement...
“Oh, celui-là... non, il a eu contre lui trois touches gagnantes coup sur coup après que tu sois tombé dans les pommes... on peut pas le blâmer, avec tout le remue-ménage que ça a fait dans son dos, y avait de quoi être déconcentré...” assène la gamine. Siegfried vacille un peu. “...d’ailleurs, les juges ont fait semblant de ne rien voir quand il a voulu arrêter l’assaut jusqu’à ce que tout le monde regagne sa place... un peu vache, faut bien l’avouer !”
“Siegfried, tu te sens bien ? Tu es tout pâle...”
“Je me...” à vomir, il se sent à vomir. “Ça va aller, juste un peu mal à la tête.”
Sophitia pose une main tiède sur son front, il ignore s’il est brûlant ou glacé, il ne pense pas s’être jamais senti aussi mal.
“Tu fais peut-être une insolation, tu n’as pas tellement l’habitude du soleil...”
Elle veut être gentille, sans aucun doute, mais dans l’immédiat sa gentillesse l’exaspère, il ne mérite pas qu’on soit doux avec lui, il mérite juste des claques !
“Ça va aller, j’ai dit ! J’ai juste besoin d’un peu d’air.”
Et il s’enfuit, presque en courant, jusqu’à ne plus deviner la mine choquée de Sophitia et celle interrogative de sa soeur cadette.
Une fois dehors, il se sent un peu stupide, il n’est pas sûr qu’on le laissera à nouveau entrer, il n’est pas certain non plus de pouvoir trouver seul son chemin jusqu’à la maison des Alexandra mais il n’a pas réfléchi, pas un instant, à ce qui est raisonnable et digne d’un garçon bien élevé de son âge, il ne pense qu’à l’horrible défaite qu’a dû subir le Français à cause de lui.
Et parce qu’il n’a justement que onze ans, il a l’impression qu’affront plus grave n’a jamais été infligé à quiconque avant ça. A cause de lui.
A ruminer ses remords, il ne prend pas garde à où le mènent ses pas, s’enfonce dans le Jardin national, au plus loin des bruits de la foule, au plus ombragé et solitaire.
Là, il se met en boule derrière un buisson, front posé sur les genoux et l’envie sauvage de s’enfoncer sous terre, d’y rester indéfiniment.
Pourtant, assez vite, il entend des bruits, des voix, des brindilles qu’on écrase, des rocailles qu’on envoie rouler sur le sentier tout proche. Deux voix plus précisément, chuchotées et masculines - à cela, il pousse un soupir de soulagement, il avait vraiment peur que les filles l’aient déjà retrouvé - il reconnaît même la langue parlée comme étant du français.
Il s’écrase contre le sol, face contre terre d’abord puis sa curiosité l’emporte et il ne peut pas s’empêcher d’essayer d’apercevoir les visages des hommes qui approchent.
Ils ne sont visibles dans un premier temps que jusqu’à la taille, tous deux en pantalons blancs serrés aux chevilles, des tenues d’escrimeurs sans le moindre doute... Siegfried ne veut pas y croire mais à mesure que le feuillage s’écarte sur leur passage, il doit bien se rendre à l’évidence, même si l’un des deux est plus petit et plus brun, l’autre, le garçon élancé et à la blondeur presque aveuglante, c’est Raphael Sorel.
Ils sont assez près à présent pour qu’il comprenne chacun de leurs murmures.
“Raphael, calme-toi...”
“Ne me dis pas ce que je dois faire.”
“Non, je ne veux pas... je comprends que tu sois...”
“Quoi ? Écoeuré, dégoûté, déçu ? Tu comprends tout ça ?”
“Oui, je...”
“Tu comprends quand Eugène prétend que c’est pour le bien de tous, qu’il valait mieux de toute façon que ce soit lui et pas moi ?!”
“C’est parce qu’il est plus âgé et que tu as une image plus...”
“Que j’ai quoi, Henri, décris-moi un peu l’image que j’ai...”
Siegfried peut respirer la rancoeur qui émane du Français à travers celle de l’herbe et de l’humus, il la ressent jusqu’au plus profond de son coeur, se mord la langue à en goûter l’âcreté ferreuse de son propre sang. Ne pas respirer, ne pas dire un mot.
“Tu sais bien que, les gars causent en tout cas, à cause de ta famille et tout ça... Le père d’Eugène, il a fait la guerre contre les teutons, enfin...”
Siegfried entend une injure qu’on crache sur le sol.
“Alors que mon père, hein, c’est un salaud de la vieille noblesse, un planqué qui dort sur ses deux oreilles dans des draps de soie... et moi, je suis le fils de cet homme-là...”
“Ce n’est pas ta faute, c’est les gars qui pensent que tu n’as rien à faire chez les amateurs. Les autres, quand ils rentrent au pays, c’est pour retrouver un travail, parce que le fleuret, ça ne fait pas gagner sa croûte. Toi, tu...”
“Moi, je suis un salaud de riche comme mon père.”
“Ce n’est pas ce que je pense, tu le sais, n’est-ce pas... Je ferais n’importe quoi...”
A présent, Raphael a un petit ricanement méchant qui fait aussi mal aux oreilles de Siegfried que si c’était à sa propre face qu’il riait, de lui qu’il se moquait avec cruauté. Il s’enfonce plus encore mais écoute toujours avec une attention d’animal aux aguets.
“Oui, je sais, Henri, tu ferais n’importe quoi pour moi... c’est pour ça que tu m’as suivi, n’est-ce pas ? Pour faire n’importe quoi...”
“Je...”
“Tais-toi.”
Et les deux hommes se taisent, Siegfried devine un raclement de gorge impatient, des vêtements que l’on froisse, des soupirs, oh, et encore des soupirs, mais plus un mot, plus un seul. Peut-être que c’est parce qu’ils sont silencieux qu’il ne peut pas s’empêcher d’imaginer ce qu’ils ne disent pas... et qu’il veut voir, tellement fort, avec un besoin tellement violent qu’il en oublie d’un seul coup la prudence et la discrétion.
Il se relève un peu, puis un peu plus, jusqu’à avoir le haut du corps dégagé derrière les buissons et qu’il ouvre les yeux grand, si grand que ça lui fait tourner la tête : devant lui, le dos imprimé contre un tronc d’arbre, Raphael embrasse le petit Français.
Et quelque chose de plus, tellement plus. Quelque chose qu’il ne connaît pas, même pas dans les livres.
Il suffit hélas d’un instant, un seul instant où Siegfried oublie de penser pour qu’il soit trop tard, il réalise que le Français a les yeux ouverts lui aussi et le regarde, qu’il le regarde et qu’il sait.
Il se rejette en arrière, tombe au sol empêtré dans les broussailles qui lui griffent les mollets et le Français est sur lui, ses cuisses vissées contre ses hanches, la main au collet, empêchant tout espoir de fuite en arrière, sifflant et jurant entre ses dents tandis que Siegfried est pétrifié, immobilisé par la terreur et par la honte absolue d’avoir été découvert.
Raphael ne lui parle pas, le tient solidement contre son corps sans desserrer son étreinte mais ne lui adresse pas la parole, se contentant de fouiller son regard comme si c’était ainsi qu’il sonderait son âme. Siegfried a le feu aux joues, brûle aussi littéralement à chaque point de contact avec l’escrimeur.
Derrière eux, l’autre Français s’agite dans tous les sens, bafouille avec une nervosité extrême des mots sans aucun sens... peut-être que le vocabulaire de Siegfried ne s’étend pas jusqu’à la compréhension de ces mots-là ou peut-être qu’il a perdu toute son intelligence depuis qu’il est la proie de Raphael Sorel.
Il déglutit. Raphael le contemple sans un sourire.
Enfin, il semble réaliser le tintamarre que fait son compagnon et lui intime de s’en aller, sans détourner la tête.
“Mais, le gamin... il va parler... il va dire que nous sommes...”
“Va-t-en, je m’en occupe.”
L’autre escrimeur obéit sans un dernier regard et, tout à coup, il n’y a plus que Raphael et lui.
Confusément, il a l’impression qu’il ne sortira pas indemne de l’épreuve, alors que, au fond, il n’a rien fait de mal. Il se retient de poser la question directement, comme quand il était injustement puni par un de ses précepteurs et qu’il ne voulait pas lâcher prise tant qu’il ne lui avait pas expliqué par a+b ce qui lui était reproché.
Raphael doit sentir que son esprit se détache parce qu’il redresse son visage, deux doigts ancrés durement sous son menton.
Il n’a plus d’autre choix que de le regarder en face, à moins de fermer les yeux, mais Siegfried n’est pas lâche à ce point.
“Tu comprends ma langue ?”
Il hoche la tête.
“Bien. Tu nous espionnais ?”
“Non, je...”
“Je n’ai pas besoin que tu me racontes ta vie, tu réponds par oui ou par non et je te laisserai aller quand je serai satisfait. D’accord ?”
“Oui.”
“Tu sais qui je suis ?”
“Oui, je vous ai vu combattre..”
“Par oui ou non, j’ai dit... c’est compliqué comme demande ?”
“Non.”
“Bien, tu apprends vite.” Et là, Raphael lui offre un sourire, mais un qui paraît si glacé que Siegfried ne fait pas l’erreur de croire qu’il s’adoucit.
“Tu m’as donc vu deux fois aujourd’hui... tu as l’intention de parler de la seconde fois à quelqu’un ?”
“Non... je...”
“Non. Tu n’en parleras à personne, pas à ton père ou ta mère ou tes frères et tes soeurs, à personne, tu m’entends ?”
Il hoche frénétiquement la tête, à qui pourrait-il raconter ça, parler de sa gêne, de sa confusion, de sa peur aussi... il n’y a vraiment personne sur cette terre avec qui il voudrait partager toutes ces choses. Et ça, il ose le dire à Raphael.
“Je n’ai personne à qui parler de toute façon.”
Il se détourne immédiatement, comme s’il craignait d’en avoir trop dit et que l’autre le taloche, mais il n’en fait rien, se redresse un peu afin que Siegfried puisse se soulever du sol... il va le libérer, c’est certain, il n’est donc pas si cruel que ça, ce Raphael Sorel.
“Tu sais, c’est bizarre, j’ai l’impression que je peux te faire confiance...”
Il va sans doute continuer sa phrase et Siegfried reste suspendu à ses lèvres, à attendre la suite mais c’est à cet instant-là qu’il entend la voix criarde de Cassandra et celle plus soutenue de Sophitia.
Elles appellent son nom. Il comprend au ”Siegfried!” de plus en plus proche qu’elles seront bientôt là et qu’il a encore quelque chose à dire au Français, sans quoi il aurait du mal à s’endormir la nuit prochaine.
“Je suis désolé.”
Raphael le regarde honnêtement surpris.
“Ce n’est pas grave, tu n’as rien vu d’important.”
“Non, pas pour ça... pour... pour tout à l’heure, quand je me suis évanoui...”
Il ne voit ou ne veut pas voir la crispation soudaine dans le visage de l’homme au-dessus de lui, ne saisit pas l’urgence d’en rester là, de s’estimer heureux de s’en tirer à bon compte et de s’en aller rejoindre les filles. “...mes amies m’ont expliqué que... à cause de moi, vous avez été troublé... c’est ma faute, je suis désolé.”
“Tu es... désolé ? J’imaginais qu’un gamin avait été malade, un petit gosse de rien du tout qui n’aurait pas pu se contrôler, mais toi... quel âge as-tu ?”
“J’ai onze ans.”
Raphael gronde, tout près de son oreille.
“Ne me mens pas !”
“Je dis la vérité, j’aurai douze ans en juillet !”
“Tu fais grand pour ton âge.”
“Je suis désolé.”
“Désolé de quoi encore ?”
“De... de faire grand.”
Le Français lui sourit vraiment cette fois, lui ébouriffe les cheveux.
“Jeune imbécile...”
Il est toujours à moitié au sol, Raphael collé en partie à lui, quand les deux soeurs déboulent enfin au bout du sentier.
“Siegfried ! Qu’est-ce qui s’est passé ?” s’exclame Sophitia.
Il serait heureux d’entendre autant d’inquiétude dans sa voix s’il n’avait pas la sensation qu’elles viennent déranger une conversation pas tout à fait achevée.
“Rien, je vais bien.”
Pendant ce temps-là, Raphael s’est redressé et mis à l’écart. Cassandra l’observe les poings serrés comme si elle était prête à se jeter sur lui.
“C’est qui ce grand-là ?” aboie la gamine.
“C’est...” Il veut dire Raphael, se retient au dernier moment, le prénom est quelque chose qu’il ne partage pas à la cantonade. “C’est le Français.”
Au regard éclairé des deux filles, il perçoit qu’elles comprennent, rien de plus n’a besoin d’être dit.
C’est Raphael qui vient bousculer leur silence tacite à tous trois.
“Siegfried ? Tu es allemand ?”
“Oui.”
“Tu n’as pas beaucoup d’accent, je n’aurais pas deviné...”
Et ainsi il s’en va.
Tout le long du chemin du retour, il ne peut pas s’empêcher de penser qu’il ne lui a pas dit adieu. Il ignore cependant si c’est un signe important ou un simple oubli.
Chez les Alexandra, le soir-même, son père le gronde pendant plus d’une heure, sur sa décision de partir seul au stade, sur sa disparition après son malaise au Zappéion, sur son comportement général aussi. Quand il s’excuse enfin à son tour de ne pas avoir réalisé l’importance pour lui de pouvoir assister à la première compétition de Carl Schuhmann, Siegfried réalise qu’il l’avait complètement oublié.
Les Jeux ne sont encore qu’à leur début mais Siegfried voit passer les jours suivants sans en retenir grand chose. Il rencontre pourtant enfin Carl Schuhmann - et deux fois avec ça ! - mais quand son père le présente au gymnaste comme étant son plus grand admirateur, c’est un main molle qu’il lui tend. Au fond, il s’aperçoit que le sportif ressemble plus au cliché peu flatteur qu’il a vu une fois qu’à ses gravures adorées : il a l’air épais et vieux.
Il reste quand même un féroce compétiteur et Siegfried s’enthousiasme à juste titre quand il remporte l’épreuve de lutte face à un Grec : la longueur du combat le fait rester jusqu’à la nuit au stade en compagnie de toute la famille Alexandra et, même s’il n’ose pas trop houspiller Cassandra en présence de ses parents, il passe un bon moment à apprendre tout un tas de nouveaux mots orduriers en grec qu’il met directement en pratique sur la gamine. Elle le lui rend bien et insiste pour qu’il l’aide aussi à développer son vocabulaire dans sa langue à lui.
Le lendemain matin, c’est même seuls tous les deux qu’ils vont voir la conclusion du combat de la veille - que Carl remporte - et Siegfried accepte l’idée qu’il s’amuse mieux avec l’insupportable Cassandra qu’avec sa soeur aînée. Finalement, même si Sophitia reste une très jolie fille, elle ne l’intéresse pas tant que ça.
Les journées s’étirent jusqu’à la cérémonie de clôture sans qu’il n’y prenne trop garde, il accompagne son père à plusieurs rendez-vous et s’y montre bien éduqué et suffisamment intelligent pour que Frederick affirme être fier de lui mais ne s’anime réellement que quand il distingue dans l’assemblée une chevelure blonde, qui s’avère ne jamais appartenir à celui qu’il espère.
Il dort assez mal la nuit, reste éveillé des heures durant, les yeux ouverts dans le noir à dessiner des silhouettes dans les ombres qui filtrent derrière les volets. Il réfléchit aussi beaucoup à tout un tas de choses nouvelles, de choses qu’il garde pour lui seul.
Le matin, quand il se présente à la table du petit déjeuner avec l’air pâle et cerné, Niké lui dit en chuchotant : “Bello has un segreto...”
Et c’est vrai, sans doute, il a un secret, si merveilleux et si terrible qu’il lui fait monter à la fois le sourire aux lèvres et des sueurs froides dans le cou.
Quand arrive le tout dernier jour, celui du long voyage de retour vers l’Allemagne et des adieux à la famille de ses hôtes, il se montre charmant avec tout le monde, serre des mains, embrasse des joues, fait des promesses de correspondance épistolaire à Sophitia et même à Cassandra.
Achelous et la gamine les accompagnent jusqu’à la gare, son père et lui, et il leur fait signe par delà la fenêtre au moment où le train se met en branle mais lorsqu’il jette un dernier coup d’oeil sur le quai, à la recherche de quelque chose, de quelqu’un, il ne voit même pas la petite en pleurs qui suit le wagon en courant.
Il passe ensuite la plupart du trajet à dormir et rêvasser.
Il a onze ans et il a un secret.
A suivre : Paris 1900
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Fandom : Soulcabur
Persos/couples : Siegfried Schtauffen, Raphael Sorel (et futur Siegfried/Raphael), Frederick & Margaret Schtauffen, toute la famille Alexandra + persos réels détournés
Rating : PG pour cette partie
Disclaimer : à NAMCO
Nombre de mots : 7030 pour cette partie
Notes : UA Jeux Olympiques, parce que, oui, quand le prompt demande "quelque chose sur le "triangle" Siegfried, Raphael et Amy en tant que "famille". Fonctionnelle ou non.", c'est évidemment exactement ça que Drakys désirait... *hum*
Bref ! C'est long, décomposé en quatre parties distinctes, avec plein de name dropping de sportifs de l'époque et d'enjeux politiques divers, ça sera potentiellement proche du prompt quand j'aurai réussi à caser Amy et les parties futures seront pleines de slash assumé. Abus évident de wiki mon ami et beta pas du tout objective de SweetChildO'Mine pour la première partie (après, pouvait plus !) donc les fautes sont miennes mais ne demandent qu'à être corrigées.
Le titre est une citation de Pierre de Coubertin (Un esprit ardent dans un corps musclé) adaptation du célèbre "Mens sana in corpore sano" de Juvénal (Un esprit sain dans un corps sain).
Il n’a jamais quitté l’Allemagne.
A onze ans, lui, Siegfried Schtauffen, fils de Frederick et Margaret, n’est jamais sorti une seule fois des limites de l’Empire.
Il s’y est pourtant préparé depuis tout gamin, sa mère, francophile, lui imposant tout au long de l’enfance une quantité astronomique de précepteurs français - dont un, issu de la région de Marseille, qui n’avait même pas eu le temps de défaire ses bagages quand elle avait entendu le terrible accent avec lequel il ponctuait tous ses mots - qui avaient pour mission de faire de lui un modèle d’éducation bourgeoise.
Il a appris avec chacun suffisamment de latin et grec ancien pour lire les auteurs classiques dans le texte et a grappillé ça et là un peu d’anglais et d’italien. Le français, il le parle parfaitement, faisant rouler seulement quelques consonnes occasionnelles pour le bonheur de mettre un peu de vigueur dans cette langue qu’il honnit, résultat de lectures répétées du René de Chateaubriand imposées par sa mère qui lui ont fait haïr et l’auteur et la préciosité pédante du romantisme et, surtout, ce satané langage.
Heureusement, il trouve en Frederick un allié quand il s’agit de développer sa passion véritable qui le pousse depuis qu’il est en âge de marcher seul à se tourner vers tous les jeux de combat.
La confrontation entre ses deux parents avait été sincère et acharnée lorsqu’il avait fallu déterminer ce qui comptait le plus dans l’éducation de leur fils, un corps sain ou un esprit sain, et ni son père, ni sa mère, n’avaient voulu faire de concession qui desservirait un apprentissage pour l’autre. Il avait donc le plaisir de s'entraîner quotidiennement à la lutte gréco-romaine pour le déplaisir d’heures entières enfermé avec un Bossuet ou un Ronsard qui n’évoquaient qu’ennui chez un garçon à l’aube seulement de l’adolescence.
Pourtant, c’est parce qu’il a su ménager l’un et l’autre que son père avait jugé qu’il méritait bien une récompense et que sa mère n’avait eu aucune raison de s’y opposer : ainsi, il accompagnerait Frederick en voyage.
D’abord, il ignore la destination choisie par son père - celui-ci s’absente régulièrement pour des affaires de brevets et de contrats qui l’emmènent aussi bien à Paris qu’à Milan ou Londres - mais sait qu’ils seront en déplacement pendant plus de deux semaines et, ô joie, qu’ils seront sans sa mère.
Il essaie de cacher son enthousiasme au début, il a trop peur qu’elle ne décide finalement qu’il est trop jeune pour une telle expérience, mais elle n’est pas si sévère avec lui que pour lui refuser ce qu’elle sait être une étape importante de sa vie d’enfant : il doit chérir chaque instant qui le rapproche de son père, c’est ainsi, sans doute, qu’il tracera sa route de futur homme.
C’est même Margaret qui lui annonce le lieu final de leur séjour : Athènes.
Là, elle regarde son fils traverser tout le champ de couleurs des émotions en un instant où il passe de la surprise à l’interrogation puis à la réalisation et enfin l'exaltation totale quand il comprend : les Jeux Olympiques, il va aller aux Jeux Olympiques !
Elle lui ouvre les bras pour qu’il s’y précipite, bredouillant, les yeux embrumés de larmes, redevenu à la grâce d’une pensée le tout petit garçon, adorable tête blonde aux cheveux trop soyeux pour être ceux d’un fils, qu’elle avait tant serré contre elle avant que Frederick ne l’intime à cesser ses mièvreries : Siegfried prendrait un jour la direction de la firme, il fallait en faire un parfait petit homme.
“Ton père a même promis qu’il te présentera à ce Schuhmann que tu aimes tant...”
Elle n’a pas l’occasion de terminer sa phrase, son fils, son fier Siegfried, déjà assez grand et fort pour la renverser de toute sa taille si elle n’était pas calée au fond d’un solide fauteuil, pleure à chaudes larmes et lui bafouille des mercis mouillés qu’elle essaie à grande peine de ne pas mêler à ses pleurs à elle : rien que cet instant efface toute la rigueur de façade qu’elle a dû s’imposer pendant des années.
Le soir, dans son lit, Siegfried brûle d’une fièvre débridée : il va aux Jeux Olympiques, il va aux Jeux Olympiques !
La vérité suivante lui semble plus folle encore et il doit se pincer la cuisse pour calmer le tremblement de ses jambes : il va rencontrer Carl, Carl Schuhmann, son Carl Schuhmann !
Il se tourne et se retourne, cherche de la paume de la main les gravures sportives qu’il a caché sous son oreiller avant de se coucher, résiste à l’envie d’allumer sa lampe à pétrole pour dévorer de ses yeux les images qu’il collectionne de son idole. Il n’en a de toute façon nul besoin, il connaît par coeur chaque dessin, chaque mot de chaque brochure, qui font de Carl Schuhmann le sportif amateur le plus accompli de tout l’Empire germanique et son héros absolu.
Il possède même dans sa collection une photographie prise lors d’une démonstration d’haltérophilie mais ne l’aime pas autant que certaines de ses gravures, la qualité est mauvaise et le rendu ne fait pas justice au Carl qu’il imagine, ses moustaches lui mangent la moitié du visage et ses muscles semblent à peine se montrer sous le tricot de corps.
Il n’empêche que là, à Athènes, il va avoir l’occasion de voir Carl en action, il sait qu’il se présente dans ses quatre disciplines de prédilection et qu’il y aura autant d’épreuves que d’occasions de médailles.
Tout de même, il n’en revient toujours pas, les Jeux Olympiques, les premiers depuis l’ère antique, il en oublierait presque son aversion pour tout ce qui provient de France pour dresser un autel particulier à ce Pierre de Coubertin qui a eu la grandiose initiative de relancer cette fête du sport.
Presque, seulement, parce qu’il est tard et qu’il trouve enfin le sommeil.
Le lendemain et tous les jours suivants, il néglige totalement ses leçons, s’attarde peu aux repas, passe un temps minimum à ses ablutions : il ne vit plus, ne respire plus que pour les Jeux.
Il a une carte dépliée en permanence sur le sol de sa chambre où il trace le trajet qui le sépare d’Athènes, ça semble si loin qu’il se met une fois à pieds joints dessus : du talon à la pointe de sa chaussure, il y est.
Ça prendra quand même plus de temps pour rejoindre la Grèce, ça lui semble durer des éternités depuis le matin où sa mère l’a embrassé sur le quai de la gare et l’arrivée en Attique.
Il est bien conscient qu’il aurait dû se gorger des paysages traversés mais ne retient rien de notable de l’Autriche-Hongrie ou la Serbie, il passe plus de temps à explorer les wagons de son train à la recherche de participants aux Jeux - et peut-être à déjà se lier d’amitié avec la délégation allemande - mais ne rencontre que quelques voyageurs possédant eux aussi le fameux sésame pour la cérémonie d’ouverture.
Parmi ceux-ci, aucun n’est aussi jeune que lui et il se désintéresse assez vite des humains pour se replonger dans ses lectures de brochures sportives et rêvasser, bercé par le ronflement de la locomotive à vapeur.
Ils sont à Athènes deux jours avant le début des Jeux et là, il ouvre enfin les yeux. Chaque rue, chaque bâtiment, boutique, café, porte un rappel des Jeux, en tout lieu, il peut voir des banderoles de toutes les couleurs, des fleurs, des étendards siglés des initiales grecques des Jeux, des O.A. absolument partout.
Il serre fort la main de son père, heureux comme il lui semble qu’il n’a jamais été.
Frederick Schtauffen se débarrasse pourtant assez vite de son grand garçon au profit de ses innombrables rendez-vous d’affaires. De cela, Siegfried avait été mis en garde par sa mère : “Ton père devra travailler, il se peut que tu doives te débrouiller seul quelques fois.”
Il est cependant surpris que ce soit aussi rapidement.
En fait, dès l’instant où il le présente à Achelous et Niké Alexandra, la famille de boulangers dans laquelle ils louent une chambre - tous les hôtels sont complets depuis des mois, la plupart des touristes s'accommodent donc d’un séjour chez l’habitant - il l’abandonne en lui promettant qu’ils se reverront au repas du soir.
Les Alexandra ont trois enfants : deux filles et un garçon.
Sophitia, l'aînée, a deux ans de plus que lui et, même s’il lui déplaît de l’admettre, aux yeux de tous les garçons de sa connaissance, elle passerait pour très jolie, blonde et pâle là où les jeunes filles grecques croisées sur la route ont toutes affiché la même peau matte et la même tignasse foncée.
Sa soeur cadette, Cassandra, est blonde également mais la ressemblance s’arrête là. C’est une horrible garçonne de neuf ans, à la coupe courte et aux genoux mangés de croûtes, signe certainement d’une grande maladresse ou d’une bête intrépidité pour afficher autant de blessures. Il décide immédiatement qu’il la déteste.
Lucius est le bébé, trop jeune pour quitter les jupes de sa mère ou pour que Siegfried ne lui témoigne le moindre intérêt.
Il réalise tout de suite que ça va être difficile de se faire comprendre des parents, le père ne parle que le grec moderne dont lui n’a aucune notion et la mère baragouine un babil mélangé d’italien et d’anglais - ”You beautiful boy, tua mamma proud !” - mais il n’a peut-être pas besoin de leur adresser réellement la parole tant que les filles s’expriment plus aisément que leurs parents.
Heureusement pour lui, c’est le cas, Sophitia particulièrement se débrouille mieux que lui en italien et connaît un peu de français. La gamine par contre est du dernier vulgaire et se plante devant lui pour lui siffler un Kacke auquel sa soeur a au moins la grâce de rougir vivement.
Il est décidé que les filles vont le familiariser avec la ville avant le début des Jeux afin qu’il ne soit pas perdu s’il devait par hasard s’éloigner de son père. L’idée est bonne mais il ne veut rien d’autre que débusquer l’endroit où loge la délégation allemande et réfléchit donc à la possibilité de fausser compagnie aux soeurs Alexandra à la première occasion.
La première occasion n’arrive ni ce jour-là, ni le suivant, et au bout de deux journées passées dans le dédale des petites rues du quartier de Pláka, il commence à goûter sans se forcer la présence des deux filles.
Ils grimpent tous les trois jusqu’à l’Acropole pour y boire un jus de raisins rendu tiédasse par la chaleur de la fin d’après-midi de ce 5 avril 1896, veille du début des Jeux, et Siegfried regrette presque de devoir retrouver sa place de fils de bonne famille auprès de son père dès le lendemain.
Le soir, dans la salle à manger des Alexandra, il goûte au vin blanc résiné que son père lui tend, se retient de le recracher pour éviter de le décevoir. Et pour éviter aussi de voir la gamine se moquer une nouvelle fois de lui.
Il se couche tôt et s’endort sur ses gravures préférées, pas le moins du monde dérangé par les ronflements de son père et les pleurs de bébé Lucius à côté.
Le lendemain matin, Achelous leur sert, à son père et à lui, un pain de Pâques doré, parsemé de grains de sésame, dans lequel ont été posé trois oeufs durs teints en rouge. Il s’en découpe une large part pour accompagner le petit café fort et très sucré du matin et veut en donner un morceau à Lucius qui babille sur sa chaise mais Niké repousse gentiment sa main : “No Easter for us, only voi and tuo padre.”
Il apprendra plus tard d’une Cassandra très bougonne qu’ils ne partagent pas le même calendrier, Pâques n’arrivera pour eux que dans une quinzaine de jours.
“C’est stupide !” s’écrie-t-il.
“C’est toi qu’es stupide !” rétorque-t-elle.
Ils se mettent en route pour le stade panathénaïque où se déroule l’ouverture et la plupart des épreuves des Jeux, sont séparés par la foule, se retrouvent à l’entrée de leur tribune et ne se lâchent plus d’un pouce dans la ferveur des spectateurs. Siegfried sent monter en lui une clameur sauvage en entendant les cris tout autour de lui et crie à son tour le plus fort qu’il peut. Il ne s’est jamais senti plus libre qu’aujourd’hui.
Ensuite, tout se mélange devant ses yeux, les courses s’enchaînent, puis le disque et le triple saut, Siegfried devine quand des athlètes grecs entrent en piste aux hurlements de la population présente, soutient de son côté les quelques représentants allemands - toujours pas de Carl - mais se laisse surtout aller à la joie d’être là, de faire partie à onze ans d’un peu de la grande histoire du monde.
Son père s’en va et s’en revient tout au long de la journée, lui présente des tas de gens qu’il salue poliment, certains plus importants que d’autres au vu des manières affairées de Frederick Schtauffen. La firme de son père est encore fragile, Siegfried le sait, et même s’il peut clamer fièrement qu’il est le fils du S de BASF, il ignore si la renommée de l’usine en partie Schtauffen a traversé les frontières.
Le soir, après les dernières épreuves, il est plein d’images et de sons, la gorge enrouée d’avoir hurlé des vivas depuis le midi et saoulé par le soleil qui a tapé dur pour lui qui n’a pas quitté sa place un seul instant, il s’écroule sur son lit après une toilette plus que sommaire.
Il dort jusqu’au matin sans broncher et même le matin, il dort encore pendant de longues heures, si bien, si chaud, si heureux sous ses draps.
C’est Sophitia qui l’éveille d’une main légère, l’air sage et grave.
“Siegfried, il est l’heure, les Jeux sont commencés...”
L’heure, quelle heure ?
Le soleil est déjà haut dans le ciel, la matinée doit être fort avancée, voire déjà passée, il saute hors de son lit dans son pyjama rayé et se précipite vers l’horloge de l’entrée.
“Il est onze heures.” bégaille-t-il à Sophitia qui l’a suivi jusqu’en bas.
“Il est onze heures.” répète-t-il encore à lui-même, à Achelous qui sort de son atelier, à Niké qui berce Lucius dans ses bras.
“Il est onze heures... l’haltérophilie, c’est...”
“C’est trop tard pour ça...” le coupe Cassandra, “...viens voir l’escrime avec nous, on va bien s’amuser !”
Il a envie de pleurer, la première occasion de voir enfin en chair et en os son cher Carl Schuhmann et il la loupe bêtement, parce qu’il a trop dormi et que son père...
“Mon père, il est...”
“Tuo papa molto molto work.” répond Niké.
A présent, il a encore envie de pleurer, certes, mais de rage... son père savait pourtant combien ça comptait pour lui d’être aux Jeux aujourd’hui, il savait et il a préféré le laisser dormir, sans doute pour pouvoir s’éclipser plus facilement !
Il a les dents et les poings serrés quand il remonte dans sa chambre pour se changer en quatrième vitesse : qu’importe, il ira au stade quand même, ce n’est peut-être pas fini, peut-être que les allemands passent les derniers et qu’il a encore une chance, juste une chance de les voir.
Il n’écoute pas les filles Alexandra quand il s’en va en courant en direction du stade, il bouscule des hommes et des femmes en habits qui font la file jusque dans la rue principale d’Athènes, se faufilant entre eux à bout de souffle sans savoir exactement s’il est réellement près ou loin de l’entrée, un peu déboussolé par son coeur qui bat la chamade et le besoin intense de sangloter qui le reprend : c’est stupide, il est un Schtauffen, il peut, il doit s’imposer, demander à tous ces gens de s’écarter pour qu’il accède lui aussi aux Jeux du jour.
Il se pousse, les pousse tous autant qu’il peut pour gagner quelques centimètres, jure dans toutes les langues qui lui montent à la bouche... rien n’y fait, la foule semble comme vissée au sol. Alors, il interroge son voisin, puis le voisin de son voisin et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il tombe sur un monsieur âgé parlant suffisamment bien allemand.
“On a vendu trop de billets pour le stade, petit, c’est pour ça que ça n’avance pas... ils ont dit à l’entrée qu’il faudrait attendre la fin de la compétition du matin, ils vont faire sortir le public à la pause déjeuner pour donner une chance aux nouveaux arrivants de voir un bout des Jeux.”
Siegried se sent pâlir depuis la pointe des orteils jusqu’au haut des sourcils.
“Moi, c’est maintenant que je veux entrer, j’ai mes billets pour toute la semaine !”
Le vieil homme rigole doucement, lui passe la main dans les cheveux si vite que Siegfried n’a pas le temps de protester.
“Ah, la jeunesse, ça n’a jamais le temps de prendre le temps... toi, tu veux entrer et moi, je veux m’asseoir mais nous sommes condamnés, mes vieilles jambes et toi, à patienter sous ce beau soleil, gamin.”
Il va répondre une insulte qui lui chatouille la langue mais s’interrompt en sentant une brise dans son cou : c’est Cassandra qui s’amuse à souffler dans les mèches collées à sa nuque.
Il se retourne, donne à son visage un masque sévère afin que la mijaurée comprenne combien elle l’agace à le suivre partout. Elle rit.
“Fais pas cette tête-là, je t’ai bien dit que c’était trop tard pour tes gros musclés ! Viens au Zappéion avec nous... l’escrime, c’est fameusement mieux à regarder !”
Il ne veut en aucun cas laisser croire à Cassandra qu’il considère sa suggestion comme suffisante pour lui faire oublier son amère déception du jour mais Sophitia se tient derrière sa soeur avec un regard presque suppliant et il n’a vraiment rien à reprocher à l’aînée des Alexandra... et puis, il aime assez l’idée de voir en vrai des combats d’épée. A part dans les textes de Dumas dont raffolait un de ses précepteurs, il n’a aucune connaissance de ce sport-là.
“Ça m’étonnerait que ce soit aussi intéressant...” commence-t-il, juste pour que la gamine saisisse que ce n’est que par dépit qu’il accepte de la suivre, “...mais ce n’est pas comme si j’avais des masses de choix.”
“Tu ne diras plus ça ce soir, même, tu me remercieras à genoux !”
Il rumine entre ses dents que la petite sotte a le triomphe facile mais se retient de le dire à voix haute, Sophitia lui fait encore le coup du regard doux et elle est plutôt jolie à regarder dans la foule des gens suant sous le soleil de midi, elle est comme rafraîchissante pour les yeux, avec sa blondeur et ses joues veloutées - elles ont l’air veloutées en tout cas, il ne s’est jamais permis de les toucher.
Ils s’extirpent avec un peu de peine de la file de visiteurs malchanceux et vont à pieds jusqu’au jardin national où se trouve ce grand bâtiment à colonnes que Cassandra appelle le Zappéion.
La foule est à peine moins importante qu’aux alentours du stade mais les soeurs Alexandra prétendent qu’ils n’auront aucun problème pour passer, et, en effet, Sophitia se présente à un des gardiens de l’entrée principale qui les poussent à l’intérieur sans même demander à voir leurs tickets.
La différence de température avec l’extérieur le surprend en premier, il fait frais dans le Zappéion, les hauts murs en stuc blanc paraissent repousser la chaleur du dehors et il se dit que, tant qu’à s’ennuyer jusqu’au soir, autant que ce soit ici qu’à cuire devant le stade.
Il veut se donner un air détaché, continuer dans sa prétention initiale qu’il n’a aucune intention de prendre du plaisir dans son changement de plan mais les deux soeurs semblent comme hystériques - même la sage Sophitia - et Cassandra lui empoigne la main pour le tirer vers le premier rang devant lequel passe la dernière délégation d’escrimeurs.
Il en déduit que les combats n’ont pas encore débuté et, secrètement, commence à sentir poindre un début d’anticipation en lui : peut-être qu’il va effectivement bien s’amuser.
“D’abord, c’est les amateurs mais, après, tu vas voir le plus grand maître d’armes du mooonde !” s’exclame Cassandra à côté de lui.
“Je suppose qu’il est grec...”
“Ah ah, tous les dieux sont grecs, gros bêta, tout le monde est grec ici !”
“Il y a aussi des Français...” précise Sophitia.
“Oui, c’est vrai, des petits français laids comme des boucs, et aussi un Autrichien bête à manger du foin... tu devrais aimer ça, c’est ton voisin !”
La peste essayait de l’énerver, c’était trop évident pour qu’il tombe dans son piège, il ne comprenait pas trop pourquoi elle se donnait tant de mal, il n’avait de son côté pas la moindre envie d’entretenir son débit de niaiseries en entrant dans son jeu.
Pourtant, elle arrivait à titiller son besoin de lui rabattre le caquet en beauté, juste pour s’amuser un peu, juste parce que la gamine était de trop quand il aurait simplement voulu regarder le spectacle épaule contre épaule avec Sophitia.
“Les Français aussi sont mes voisins. Je parie qu’ils peuvent battre tous tes Grecs.” lâche-t-il négligemment.
Cassandra découvre des dents de hyène, plante ses ongles dans la paume de sa main : “Pari tenu !”
Il se dégage des griffes de la petite d’un air un peu dégoûté ; il espère que les Français ne sont pas trop mauvais, ça l’embêterait vraiment de perdre contre la gamine.
Il se trouve que, heureusement pour lui, les Français sont très forts et il se met vite à crier à chaque point de touche remporté contre les Grecs en donnant des coups de coude à Cassandra dont la mine se défait un petit peu.
Les deux filles font quand même bonne figure et s’amusent autant que lui, même Sophitia commence à s’emporter, bras levés au ciel et hululements de chouette, dès qu’un Grec ou l’autre - ils se ressemblent tous avec leurs masques - remonte un peu aux points.
Deux Français en particulier se détachent de la compétition, ils remportent chacun à leur tour tous les assauts de leurs groupes respectifs et Siegfried est impatient de les voir s’affronter. Il ne retient que leurs prénoms, Raphael et Eugène - plus faciles à l’oreille que ceux des Grecs, Periklis machin et Athanasios bidule - et s’enthousiasme un peu plus pour le premier que pour le second : il est plus jeune, plus athlétique... et puis, il est blond, c’est un peu comme s’il se voyait en lui, le fleuret à la main, à se défaire de tous ces sacrés Grecs, un par un, avec un panache et une fougue qu’il n’avait lu avant ça que dans ses livres.
“Wooh, le Français, il est beau !” s’écrie Cassandra.
Et c’est vrai, en plus, il est beau... ça surprend Siegfried à chaque fois que Raphael enlève et remet son masque, il est beau aussi comme dans un livre.
“Il va gagner, il est trop fort... ” murmure-t-il pour lui-même.
Il sourit si fort qu’il a l’impression que son visage va se fendre en deux, fier comme un paon d’avoir choisi à l’avance son vainqueur et sûr, si sûr de son triomphe. Il a applaudi à chacune des touches mais là, il voudrait exulter, hurler des encouragements et battre des mains comme un fou, juste pour que l’escrimeur le regarde une fois seulement et comprenne qu’il est son plus grand admirateur !
Il aimerait faire tout ça mais n’ose pas, comme pétrifié par la timidité quand Raphael passe devant eux au premier rang à l’instant où il va se positionner pour la finale.
A la place, il le dévore des yeux, entend à peine le juge annoncer avec sa voix de stentor que le dernier assaut opposera Eugène-Henri Gravelotte à Raphael Sorel.
Il ne respire plus quand Raphael rajuste son plastron, relève son masque et salue son adversaire avec son fleuret.
Le combat commence, les coups sont vifs, la posture est agile, Raphael esquive comme un danseur chaque tentative de l’autre Français. Puis la première touche vient du côté de Raphael, rapide comme une piqûre d’insecte et la deuxième immédiatement après.
Siegfried explose de joie à l’intérieur, tout semble s’illuminer.
Et tout s’éteint, comme plongé dans un trou noir.
“Siegfried, Siegfried, réveille-toi...”
Une main douce sur lui caresse sa joue. Maman ? Maman, non, il ne veut pas se lever tout de suite, il veut rester encore un peu encore un peu...
”T’es trop gentille avec lui, faut le secouer, ce crétin !”
Non, pas maman... il est en Grèce, il est aux Jeux Olympiques !
“Ah, regarde, il ouvre les yeux... “
Les deux soeurs Alexandra sont penchées au-dessus de lui et, à côté d’elles, tout un tas de gens curieux forment un cercle qui pousse un petit soupir de soulagement. Seule Cassandra tire une tête pas possible, elle lui donne même un petit coup de pied dans l’épaule avant qu’il ne se relève.
“J”ai...” Qu’est-ce qui s’est passé ? “J’ai... dormi... ?”
“Mais non, idiot, tu t’es évanoui comme une fille ! Et maintenant, on a tout loupé à cause de toi !”
Il se souvient alors du combat engagé, Raphael contre Gravelotte, Raphael menant aux points et...
“Le combat est fini ?”
“Oui ! Et on a tout raté !”
Mais, mais...
“Tout raté ? Mais pourquoi...”
“On ne pouvait pas te laisser sur le sol, tu nous as fait peur...” répond Sophitia à la place de sa soeur.
“Moi j’ai pas eu peur, ils auraient pu tous te marcher dessus que je les aurais laissé faire ! Et d’abord, qu’est-ce qui t’a pris de t’effondrer comme ça ? T’as vu une souris ?”
La voix de Cassandra est encore une fois moqueuse mais son regard semble sincèrement curieux... s’il savait simplement quoi lui répondre ? Pourquoi il s’est évanoui, il n’en sait fichtre rien, il se rappelle juste de l’émotion intense qui l’a envahi quand il a vu Raphael en bonne voie d’emporter la victoire.
Et justement...
“Raphael a gagné ?”
“C’est, euh, lequel des deux ?” demande Sophitia.
“Le...” plus beau des deux “Le plus jeune des deux.”
“Le blond ?”
Siegfried acquiesce, la gorge trop nouée pour répondre. Un pressentiment malheureux le submerge lentement...
“Oh, celui-là... non, il a eu contre lui trois touches gagnantes coup sur coup après que tu sois tombé dans les pommes... on peut pas le blâmer, avec tout le remue-ménage que ça a fait dans son dos, y avait de quoi être déconcentré...” assène la gamine. Siegfried vacille un peu. “...d’ailleurs, les juges ont fait semblant de ne rien voir quand il a voulu arrêter l’assaut jusqu’à ce que tout le monde regagne sa place... un peu vache, faut bien l’avouer !”
“Siegfried, tu te sens bien ? Tu es tout pâle...”
“Je me...” à vomir, il se sent à vomir. “Ça va aller, juste un peu mal à la tête.”
Sophitia pose une main tiède sur son front, il ignore s’il est brûlant ou glacé, il ne pense pas s’être jamais senti aussi mal.
“Tu fais peut-être une insolation, tu n’as pas tellement l’habitude du soleil...”
Elle veut être gentille, sans aucun doute, mais dans l’immédiat sa gentillesse l’exaspère, il ne mérite pas qu’on soit doux avec lui, il mérite juste des claques !
“Ça va aller, j’ai dit ! J’ai juste besoin d’un peu d’air.”
Et il s’enfuit, presque en courant, jusqu’à ne plus deviner la mine choquée de Sophitia et celle interrogative de sa soeur cadette.
Une fois dehors, il se sent un peu stupide, il n’est pas sûr qu’on le laissera à nouveau entrer, il n’est pas certain non plus de pouvoir trouver seul son chemin jusqu’à la maison des Alexandra mais il n’a pas réfléchi, pas un instant, à ce qui est raisonnable et digne d’un garçon bien élevé de son âge, il ne pense qu’à l’horrible défaite qu’a dû subir le Français à cause de lui.
Et parce qu’il n’a justement que onze ans, il a l’impression qu’affront plus grave n’a jamais été infligé à quiconque avant ça. A cause de lui.
A ruminer ses remords, il ne prend pas garde à où le mènent ses pas, s’enfonce dans le Jardin national, au plus loin des bruits de la foule, au plus ombragé et solitaire.
Là, il se met en boule derrière un buisson, front posé sur les genoux et l’envie sauvage de s’enfoncer sous terre, d’y rester indéfiniment.
Pourtant, assez vite, il entend des bruits, des voix, des brindilles qu’on écrase, des rocailles qu’on envoie rouler sur le sentier tout proche. Deux voix plus précisément, chuchotées et masculines - à cela, il pousse un soupir de soulagement, il avait vraiment peur que les filles l’aient déjà retrouvé - il reconnaît même la langue parlée comme étant du français.
Il s’écrase contre le sol, face contre terre d’abord puis sa curiosité l’emporte et il ne peut pas s’empêcher d’essayer d’apercevoir les visages des hommes qui approchent.
Ils ne sont visibles dans un premier temps que jusqu’à la taille, tous deux en pantalons blancs serrés aux chevilles, des tenues d’escrimeurs sans le moindre doute... Siegfried ne veut pas y croire mais à mesure que le feuillage s’écarte sur leur passage, il doit bien se rendre à l’évidence, même si l’un des deux est plus petit et plus brun, l’autre, le garçon élancé et à la blondeur presque aveuglante, c’est Raphael Sorel.
Ils sont assez près à présent pour qu’il comprenne chacun de leurs murmures.
“Raphael, calme-toi...”
“Ne me dis pas ce que je dois faire.”
“Non, je ne veux pas... je comprends que tu sois...”
“Quoi ? Écoeuré, dégoûté, déçu ? Tu comprends tout ça ?”
“Oui, je...”
“Tu comprends quand Eugène prétend que c’est pour le bien de tous, qu’il valait mieux de toute façon que ce soit lui et pas moi ?!”
“C’est parce qu’il est plus âgé et que tu as une image plus...”
“Que j’ai quoi, Henri, décris-moi un peu l’image que j’ai...”
Siegfried peut respirer la rancoeur qui émane du Français à travers celle de l’herbe et de l’humus, il la ressent jusqu’au plus profond de son coeur, se mord la langue à en goûter l’âcreté ferreuse de son propre sang. Ne pas respirer, ne pas dire un mot.
“Tu sais bien que, les gars causent en tout cas, à cause de ta famille et tout ça... Le père d’Eugène, il a fait la guerre contre les teutons, enfin...”
Siegfried entend une injure qu’on crache sur le sol.
“Alors que mon père, hein, c’est un salaud de la vieille noblesse, un planqué qui dort sur ses deux oreilles dans des draps de soie... et moi, je suis le fils de cet homme-là...”
“Ce n’est pas ta faute, c’est les gars qui pensent que tu n’as rien à faire chez les amateurs. Les autres, quand ils rentrent au pays, c’est pour retrouver un travail, parce que le fleuret, ça ne fait pas gagner sa croûte. Toi, tu...”
“Moi, je suis un salaud de riche comme mon père.”
“Ce n’est pas ce que je pense, tu le sais, n’est-ce pas... Je ferais n’importe quoi...”
A présent, Raphael a un petit ricanement méchant qui fait aussi mal aux oreilles de Siegfried que si c’était à sa propre face qu’il riait, de lui qu’il se moquait avec cruauté. Il s’enfonce plus encore mais écoute toujours avec une attention d’animal aux aguets.
“Oui, je sais, Henri, tu ferais n’importe quoi pour moi... c’est pour ça que tu m’as suivi, n’est-ce pas ? Pour faire n’importe quoi...”
“Je...”
“Tais-toi.”
Et les deux hommes se taisent, Siegfried devine un raclement de gorge impatient, des vêtements que l’on froisse, des soupirs, oh, et encore des soupirs, mais plus un mot, plus un seul. Peut-être que c’est parce qu’ils sont silencieux qu’il ne peut pas s’empêcher d’imaginer ce qu’ils ne disent pas... et qu’il veut voir, tellement fort, avec un besoin tellement violent qu’il en oublie d’un seul coup la prudence et la discrétion.
Il se relève un peu, puis un peu plus, jusqu’à avoir le haut du corps dégagé derrière les buissons et qu’il ouvre les yeux grand, si grand que ça lui fait tourner la tête : devant lui, le dos imprimé contre un tronc d’arbre, Raphael embrasse le petit Français.
Et quelque chose de plus, tellement plus. Quelque chose qu’il ne connaît pas, même pas dans les livres.
Il suffit hélas d’un instant, un seul instant où Siegfried oublie de penser pour qu’il soit trop tard, il réalise que le Français a les yeux ouverts lui aussi et le regarde, qu’il le regarde et qu’il sait.
Il se rejette en arrière, tombe au sol empêtré dans les broussailles qui lui griffent les mollets et le Français est sur lui, ses cuisses vissées contre ses hanches, la main au collet, empêchant tout espoir de fuite en arrière, sifflant et jurant entre ses dents tandis que Siegfried est pétrifié, immobilisé par la terreur et par la honte absolue d’avoir été découvert.
Raphael ne lui parle pas, le tient solidement contre son corps sans desserrer son étreinte mais ne lui adresse pas la parole, se contentant de fouiller son regard comme si c’était ainsi qu’il sonderait son âme. Siegfried a le feu aux joues, brûle aussi littéralement à chaque point de contact avec l’escrimeur.
Derrière eux, l’autre Français s’agite dans tous les sens, bafouille avec une nervosité extrême des mots sans aucun sens... peut-être que le vocabulaire de Siegfried ne s’étend pas jusqu’à la compréhension de ces mots-là ou peut-être qu’il a perdu toute son intelligence depuis qu’il est la proie de Raphael Sorel.
Il déglutit. Raphael le contemple sans un sourire.
Enfin, il semble réaliser le tintamarre que fait son compagnon et lui intime de s’en aller, sans détourner la tête.
“Mais, le gamin... il va parler... il va dire que nous sommes...”
“Va-t-en, je m’en occupe.”
L’autre escrimeur obéit sans un dernier regard et, tout à coup, il n’y a plus que Raphael et lui.
Confusément, il a l’impression qu’il ne sortira pas indemne de l’épreuve, alors que, au fond, il n’a rien fait de mal. Il se retient de poser la question directement, comme quand il était injustement puni par un de ses précepteurs et qu’il ne voulait pas lâcher prise tant qu’il ne lui avait pas expliqué par a+b ce qui lui était reproché.
Raphael doit sentir que son esprit se détache parce qu’il redresse son visage, deux doigts ancrés durement sous son menton.
Il n’a plus d’autre choix que de le regarder en face, à moins de fermer les yeux, mais Siegfried n’est pas lâche à ce point.
“Tu comprends ma langue ?”
Il hoche la tête.
“Bien. Tu nous espionnais ?”
“Non, je...”
“Je n’ai pas besoin que tu me racontes ta vie, tu réponds par oui ou par non et je te laisserai aller quand je serai satisfait. D’accord ?”
“Oui.”
“Tu sais qui je suis ?”
“Oui, je vous ai vu combattre..”
“Par oui ou non, j’ai dit... c’est compliqué comme demande ?”
“Non.”
“Bien, tu apprends vite.” Et là, Raphael lui offre un sourire, mais un qui paraît si glacé que Siegfried ne fait pas l’erreur de croire qu’il s’adoucit.
“Tu m’as donc vu deux fois aujourd’hui... tu as l’intention de parler de la seconde fois à quelqu’un ?”
“Non... je...”
“Non. Tu n’en parleras à personne, pas à ton père ou ta mère ou tes frères et tes soeurs, à personne, tu m’entends ?”
Il hoche frénétiquement la tête, à qui pourrait-il raconter ça, parler de sa gêne, de sa confusion, de sa peur aussi... il n’y a vraiment personne sur cette terre avec qui il voudrait partager toutes ces choses. Et ça, il ose le dire à Raphael.
“Je n’ai personne à qui parler de toute façon.”
Il se détourne immédiatement, comme s’il craignait d’en avoir trop dit et que l’autre le taloche, mais il n’en fait rien, se redresse un peu afin que Siegfried puisse se soulever du sol... il va le libérer, c’est certain, il n’est donc pas si cruel que ça, ce Raphael Sorel.
“Tu sais, c’est bizarre, j’ai l’impression que je peux te faire confiance...”
Il va sans doute continuer sa phrase et Siegfried reste suspendu à ses lèvres, à attendre la suite mais c’est à cet instant-là qu’il entend la voix criarde de Cassandra et celle plus soutenue de Sophitia.
Elles appellent son nom. Il comprend au ”Siegfried!” de plus en plus proche qu’elles seront bientôt là et qu’il a encore quelque chose à dire au Français, sans quoi il aurait du mal à s’endormir la nuit prochaine.
“Je suis désolé.”
Raphael le regarde honnêtement surpris.
“Ce n’est pas grave, tu n’as rien vu d’important.”
“Non, pas pour ça... pour... pour tout à l’heure, quand je me suis évanoui...”
Il ne voit ou ne veut pas voir la crispation soudaine dans le visage de l’homme au-dessus de lui, ne saisit pas l’urgence d’en rester là, de s’estimer heureux de s’en tirer à bon compte et de s’en aller rejoindre les filles. “...mes amies m’ont expliqué que... à cause de moi, vous avez été troublé... c’est ma faute, je suis désolé.”
“Tu es... désolé ? J’imaginais qu’un gamin avait été malade, un petit gosse de rien du tout qui n’aurait pas pu se contrôler, mais toi... quel âge as-tu ?”
“J’ai onze ans.”
Raphael gronde, tout près de son oreille.
“Ne me mens pas !”
“Je dis la vérité, j’aurai douze ans en juillet !”
“Tu fais grand pour ton âge.”
“Je suis désolé.”
“Désolé de quoi encore ?”
“De... de faire grand.”
Le Français lui sourit vraiment cette fois, lui ébouriffe les cheveux.
“Jeune imbécile...”
Il est toujours à moitié au sol, Raphael collé en partie à lui, quand les deux soeurs déboulent enfin au bout du sentier.
“Siegfried ! Qu’est-ce qui s’est passé ?” s’exclame Sophitia.
Il serait heureux d’entendre autant d’inquiétude dans sa voix s’il n’avait pas la sensation qu’elles viennent déranger une conversation pas tout à fait achevée.
“Rien, je vais bien.”
Pendant ce temps-là, Raphael s’est redressé et mis à l’écart. Cassandra l’observe les poings serrés comme si elle était prête à se jeter sur lui.
“C’est qui ce grand-là ?” aboie la gamine.
“C’est...” Il veut dire Raphael, se retient au dernier moment, le prénom est quelque chose qu’il ne partage pas à la cantonade. “C’est le Français.”
Au regard éclairé des deux filles, il perçoit qu’elles comprennent, rien de plus n’a besoin d’être dit.
C’est Raphael qui vient bousculer leur silence tacite à tous trois.
“Siegfried ? Tu es allemand ?”
“Oui.”
“Tu n’as pas beaucoup d’accent, je n’aurais pas deviné...”
Et ainsi il s’en va.
Tout le long du chemin du retour, il ne peut pas s’empêcher de penser qu’il ne lui a pas dit adieu. Il ignore cependant si c’est un signe important ou un simple oubli.
Chez les Alexandra, le soir-même, son père le gronde pendant plus d’une heure, sur sa décision de partir seul au stade, sur sa disparition après son malaise au Zappéion, sur son comportement général aussi. Quand il s’excuse enfin à son tour de ne pas avoir réalisé l’importance pour lui de pouvoir assister à la première compétition de Carl Schuhmann, Siegfried réalise qu’il l’avait complètement oublié.
Les Jeux ne sont encore qu’à leur début mais Siegfried voit passer les jours suivants sans en retenir grand chose. Il rencontre pourtant enfin Carl Schuhmann - et deux fois avec ça ! - mais quand son père le présente au gymnaste comme étant son plus grand admirateur, c’est un main molle qu’il lui tend. Au fond, il s’aperçoit que le sportif ressemble plus au cliché peu flatteur qu’il a vu une fois qu’à ses gravures adorées : il a l’air épais et vieux.
Il reste quand même un féroce compétiteur et Siegfried s’enthousiasme à juste titre quand il remporte l’épreuve de lutte face à un Grec : la longueur du combat le fait rester jusqu’à la nuit au stade en compagnie de toute la famille Alexandra et, même s’il n’ose pas trop houspiller Cassandra en présence de ses parents, il passe un bon moment à apprendre tout un tas de nouveaux mots orduriers en grec qu’il met directement en pratique sur la gamine. Elle le lui rend bien et insiste pour qu’il l’aide aussi à développer son vocabulaire dans sa langue à lui.
Le lendemain matin, c’est même seuls tous les deux qu’ils vont voir la conclusion du combat de la veille - que Carl remporte - et Siegfried accepte l’idée qu’il s’amuse mieux avec l’insupportable Cassandra qu’avec sa soeur aînée. Finalement, même si Sophitia reste une très jolie fille, elle ne l’intéresse pas tant que ça.
Les journées s’étirent jusqu’à la cérémonie de clôture sans qu’il n’y prenne trop garde, il accompagne son père à plusieurs rendez-vous et s’y montre bien éduqué et suffisamment intelligent pour que Frederick affirme être fier de lui mais ne s’anime réellement que quand il distingue dans l’assemblée une chevelure blonde, qui s’avère ne jamais appartenir à celui qu’il espère.
Il dort assez mal la nuit, reste éveillé des heures durant, les yeux ouverts dans le noir à dessiner des silhouettes dans les ombres qui filtrent derrière les volets. Il réfléchit aussi beaucoup à tout un tas de choses nouvelles, de choses qu’il garde pour lui seul.
Le matin, quand il se présente à la table du petit déjeuner avec l’air pâle et cerné, Niké lui dit en chuchotant : “Bello has un segreto...”
Et c’est vrai, sans doute, il a un secret, si merveilleux et si terrible qu’il lui fait monter à la fois le sourire aux lèvres et des sueurs froides dans le cou.
Quand arrive le tout dernier jour, celui du long voyage de retour vers l’Allemagne et des adieux à la famille de ses hôtes, il se montre charmant avec tout le monde, serre des mains, embrasse des joues, fait des promesses de correspondance épistolaire à Sophitia et même à Cassandra.
Achelous et la gamine les accompagnent jusqu’à la gare, son père et lui, et il leur fait signe par delà la fenêtre au moment où le train se met en branle mais lorsqu’il jette un dernier coup d’oeil sur le quai, à la recherche de quelque chose, de quelqu’un, il ne voit même pas la petite en pleurs qui suit le wagon en courant.
Il passe ensuite la plupart du trajet à dormir et rêvasser.
Il a onze ans et il a un secret.
A suivre : Paris 1900
*___*
Date: 2013-04-02 12:37 pm (UTC)Je te laisse sur ce commentaire hyperactif et incohérent, parce que bouh ouh, je dois bosser, mais je tenais à dire que j'ai lu et aimé et je vais relire ce soir et faire un commentaire moins pourri. Merci !
UA Jeux Olympiques, parce que, oui, quand le prompt demande "quelque chose sur le "triangle" Siegfried, Raphael et Amy en tant que "famille". Fonctionnelle ou non.", c'est évidemment exactement ça que Drakys désirait... *hum* = LOL
^_________________^
Date: 2013-04-02 04:50 pm (UTC)En fait, j'espère poster la deuxième partie avant la fin de la semaine (c'est quasi fini de toute façon) donc tu ne devrais pas attendre trop longtemps ^^;;
Et oui, bosser, c'est la pénitence mais il faut bien y passer (dit celle qui est revenue expressément du boulot à midi parce qu'elle n'avait pas eu le temps de poster le matin, ah ah).
Merci merci pour ce rassurant premier commentaire !
oui, j'ai honte, j'ai l'impression que le prompt m'est sorti de la tête dès que j'ai pensé "pretties together, yeah \0/)
Re: ^_________________^
Date: 2013-04-02 05:11 pm (UTC)Commentaire presque pertinent
Date: 2013-04-03 12:34 am (UTC)En vrac pour le reste (cerveau crevé oblige) :
J'aime la progression de Siegfried dans cette partie, qui dépasse de l'enfant/l'innocence à la vitesse grand V (Merci de ton efficacité Raphael, hm) et sa haine du français qui vire à l'opposé pour un Français en particulier. L'introduction que tu lui fais sur les mérites des gens blonds en passant par la famille Alexandra (+ l'intérêt/désintérêt rapide de Siegfried pour Sophitia).
Et obviously j'adore Raphael. J'avais fait un peu "What ?" sur le truc UA Jeux Olympiques, puis tu le mets en escrimeur, beau, jeune, blond, gay as fuck, avec toute sa rancoeur et son attitude, et boum ! J'étais conquise pour tout le truc.
Oh ! Et
Raphael gronde, tout près de son oreille.
“Ne me mens pas !”
“Je dis la vérité, j’aurai douze ans en juillet !”
“Tu fais grand pour ton âge.”
“Je suis désolé.”
“Désolé de quoi encore ?”
“De... de faire grand.”
Le Français lui sourit vraiment cette fois, lui ébouriffe les cheveux.
“Jeune imbécile...”
= ♥
Re: Commentaire presque pertinent
Date: 2013-04-03 05:48 pm (UTC)Pour Pierre de Coubertin, arf ^^ ça me ferait certainement le même effet si tu parlais d'un Frère Orban (aka la moitié des noms de rues et places à Liège).
Bon, pour être honnête, le Ziggy innocent du début c'est surtout parce que je voulais une progression logique de quatre ans en quatre ans (Jeux Olympiques donc) pour arriver au Ziggy canon de 23 ans de SCIII, donc en débutant l'histoire à 11 ans, je ne l'imaginais pas autrement qu'innocent ^^;; Et puis j'aime bien l'idée que Raphael soit le déclencheur d'un truc dès l'adolescence (c'est un peu creepy, soit, mais j'aime bien ^^').
Raphael est subliment gay dans la deuxième partie, just sayin'... (et ça avance ça avance encore..)
Merci !!!
Re: Commentaire presque pertinent
Date: 2013-04-03 10:14 pm (UTC)Ha ha ! Ce creepy j'aime bien aussi ! C'est quand même involontaire, c'est pas comme si Raphael faisait *exprès* pour le "corrompre" !
Raphael est subliment gay dans la deuxième partie, just sayin'...
*_______________*
Re: Commentaire presque pertinent
Date: 2013-04-10 11:23 pm (UTC)Et non, pour moi, Raphael n'est même pas conscient de ce qu'il provoque, donc c'est creepy uniquement dans ma tête, pas dans la sienne :DD
Oui, il est sublime, il est gay, il est en retard parce que beta même pas pour de vrai a fait chier en disant que c'était un peu ennuyeux et j'ai réécrit plein de trucs avant d'abandonner et de me dire que tant pis, ce serait chiant mais posté... donc c'est posté ^^'